Le jeu de l'Intégration
Joueurs recherchés
Monsieur Juan Carlos Murrugarra Cerna du Département de sociologie Faculté des arts et des sciences a présenté en 2014 une thèse (sociologie)à la Faculté des arts et des sciences en vue de l’obtention du grade de Ph. D. sous le titre suivant:
Immigration et sport.
voici les conclusions du chercheur:
CONCLUSION Face à cette nouvelle reconfiguration de l’espace social québécois, infléchi au cours des dernières années par l’arrivée massive d’immigrants issus des communautés culturelles et par leurs revendications dans l’espace public, la logique sociale à l’oeuvre dans ce nouveau contexte multiculturel reste, malgré des avancements inédits comme les accommodements raisonnables, dans la perspective institutionnelle d’un État tributaire d’une communauté francophone, d’une histoire régionale, d’une culture commune, d’une tradition, etc. L’État en tant que système politique y agit comme l’un des acteurs principaux dans la légitimation d’un rapport de pouvoir qui transfigure la relation entre dominants et dominés et, par le fait même, demeure assujetti à la perspective du groupe majoritaire représenté par les « Québécois de souche », ce qui conditionne son positionnement à l’égard des différentes communautés du Québec, surtout des minorités (Arcand, 2003). Les rapports sociaux entre ces collectivités aboutissent à la formation de la catégorie politique « minorité visible », qui est en effet politiquement énoncée et socialement utilisée, pour étiqueter les communautés culturelles en faisant appel à des critères qui les éloignent du paradigme ethnico-culturel de la nation québécoise. Voilà la toile de fond sur laquelle se déroule la trame urbaine du rapport « dramatique » entre les différents groupes ethniquement distingués à Montréal, et dans laquelle la question de l’intégration sociale des minorités ethniques se révèle un aspect important et complexe du vivre ensemble. Ce sont là divers éléments qu’il faut considérer lorsqu’on veut rendre compte de la situation avec laquelle l’immigrant doit composer du fait que l’intégration repose sur la responsabilité qui lui incombe selon le principe d’autonomie, ce qui décrit le contexte historique et juridique de ce scénario social de contrôle coercitif qui encadre les définitions en matière d’adaptation sociale. Il apparaît alors nécessaire de repenser l’intégration pour bien saisir les enjeux culturels et politiques liés à cette question. Et c’est par cette démarche que des liens insoupçonnés entre ce phénomène et des concepts comme ceux d’habitus et d’identité révèlent leur utilité pour jeter un regard objectivant sur cette réalité, ce qui nous expose à la complexité d’un problème situé bien au-delà d’une connaissance substantielle, et qui nous permet d’ailleurs d’aborder la question de l’intégration dans le vrai sens du concept. Selon la perspective théorique de cette recherche, l’intégration s’inscrit ainsi dans la problématique de l’apprendre par corps orchestré par l’habitus. Sur la base d’une étude ethnographique centrée sur les membres d’une ligue amateur de soccer mixte pour adultes, l’analyse de leur « style de jeu » et de la représentation qu’ils se font de leurs propres trajectoires biographiques suggère que toute expérience sociale liée directement ou tangentiellement à l’intégration de l’individu à un groupe quelconque passe par la compréhension par corps, et que l’apprentissage progressif s’y articule comme la condition de toute modification possible de l’habitus. Cela est d’autant plus nécessaire lorsque la situation requiert l’adaptation de l’individu à la société dans laquelle il évolue. Les corps individuels des participants (joueurs, supporteurs, arbitres, dirigeants) deviennent le vecteur par excellence de l’acculturation à l’appui de la cohésion sociale. L’individu fait corps avec l’espace en intériorisant l’ordre établi, objectivé dans les règles de jeu, les habitudes de vie, les croyances et les attentes partagées, les ressources, les artefacts, la structure institutionnelle, les valeurs de désintéressement et de responsabilité, etc., à travers l’activité sportive amateur, donnant d’ailleurs sens à une participation sociale durable qui reste subjectivement activée, du fait que la ligue de soccer en tant qu’association représente une forme du rapport entre l’individu et la société globale, en vertu duquel l’illusio est la condition de l’adhésion à des principes pratiques qui facilitent l’adéquation entre les espérances subjectives et les exigences objectives à l’intérieur d’un univers social (la ligue Soccer66) conditionné par des règles institutionnelles et des régularités résultant des moeurs du groupe (l’entraide, le pacte symbolique de non-agression, le partage, la camaraderie, la politesse, etc.). Le soccer amateur en tant qu’activité récréative étant moins axé sur le culte de la performance, il rend possible l’articulation d’une modalité d’incorporation où le sens pratique se double d’une certaine réflexivité nécessaire et suffisante pour la pratique. Le processus auquel renvoie ce mode d’apprentissage, qui est en même temps formateur de dispositions morales et mentales, produit des compétences cognitives, sociales et motrices qui s’impriment de manière formelle et informelle dans le corps et la pensée par la manifestation spontanée de « jugements d’évaluation et d’appréciation », sous l’emprise du regard que les participants portent sur le joueur (Faure, 2000, p. 262). Nous nous trouvons ainsi face à un microcosme social concordant avec le modèle théorique de Bourdieu. La croyance liée à la passion du jeu (la doxa) et les dispositions liées à une manière d’être socialement souhaitable (l’ethos) se sont rapidement révélées comme des présupposées situées au principe de l’engagement dans le jeu sous l’effet de l’illusio en tant qu’investissement viscéral dans le jeu et principe de perception (Costey, 2005). Cette ligue organisée par des Latinos est un cas de figure intéressant permettant à ceux qui, sans le savoir, adoptant une posture ethnocentrique, de mieux connaître ces communautés, les minorités visibles en situation. Par l’orchestration des habitus individuels, simples variations structurales de l’habitus de groupe, les corps se soudent et fusionnent en suivant le rythme de l’effort, du défi et de la compétition faisant des sentiments et des émotions les catalyseurs de l’identité sociale qui prend forme par les systèmes de schèmes de perception et d’appréciation organisés eux- mêmes par l’éthique de la vertu en tant que principe pratique d’action et d’appréciation, ce qui prédispose les individus à la solidarité dont l’amitié est le sens concret. Ce mouvement intégrateur est par exemple observable dans la coordination harmonieuse des passes et les comportements en général (l’hexis) qui font de la pratique un spectacle sportif attirant et agréable pour les joueurs et les supporteurs, par l’effet de la synchronisation rythmique qui se dégage de l’interaction, en restant toujours dans la perspective de l’amusement qui permet aux adeptes de faire corps avec le groupe (l’esprit de corps fondé sur l’illusio) comme un fait social total sous l’égide d’une atmosphère chaleureuse et complaisante, bref conviviale. On est là devant le phénomène de conjonction des habitus isomorphes en présence, s’articulant au processus général de création de cohésion de groupe (tous les acteurs entremêlés). Dans cette conformation d’une manière d’être, l’intégration des minorités par le sport relève en fait de l’intégration par corps sublimée par un ensemble de sentiments et connaissances commandé par corps et pour les corps en vertu d’une pratique qui favorise le déploiement de liens affectifs (l’amitié, maîtriser le français en tant que langue officielle comme moyen de communication légitime entre les différentes communautés, exprimer des sentiments adéquats, maîtriser le geste sportif par des techniques de corps efficaces, dont le style de jeu édulcoré est le cas par excellence d’un mode symbolique de respect et d’échange réciproques nécessaires à l’articulation de l’esprit de corps, etc.). Le spectacle sportif se structure comme une action spontanée qui constitue en fait une image fabriquée conforme à un ordre symbolique et moral. À la lumière de l’expérience sportive de ces adeptes du soccer amateur, la démarche sociologique nous a permis de constater que l’intégration renvoie à l’autonomie et au choix individuel, donc aux capacités du corps. À travers la figure du goût de la victoire qui est très caractéristique de la pratique sportive et de tout projet migratoire (on peut penser l’intégration dans la perspective du rêve américain, par exemple), s’impose la vision du monde générale de nos sociétés occidentales, par la force contraignante de ses valeurs civilisatrices (le fair-play, l’autonomie, l’égalité, etc.) auxquelles on doit d’abord connaissance, puis reconnaissance, ce qui renvoie à un processus évolutif par lequel s’instaure l’adhésion à la société, et par là l’obéissance à l’autorité sous toutes ses formes et représentations. Ainsi, le « succès » de l’intégration découlerait apparemment de l’ambivalence d’un jeu entre l’acceptation et l’abandon, l’incorporation et le détachement, l’espoir et la résignation, la satisfaction et le ressentiment, etc., ce qui ne fait que masquer les rapports sociaux inégalitaires qui gouvernent notre vie en société. Dans ce cadre, l’intégration de l’immigrant apparaît comme un acte stratégique et synthétique de « conformisme » et de « défense » (Manço, 1999), mais aussi comme une « pratique de concertation » (Bourdieu, 1980), comme le fruit du processus de socialisation qui permet aux individus de devenir des membres actifs de la société à travers des pratiques légitimes ou peu légitimes. Les loisirs constituent un aspect important, mais non déterminant, de l’intégration sociale. Le soccer comme activité de loisirs « mimétique », « dé-routinisante » et « dé- contrôlante » intervient dans la vie de l’individu en parallèle à d’autres sphères, comme le travail ou l’école, qui sont peut-être plus importants en termes de reconnaissance et de statut social, mais pas nécessairement en termes de contenu et de signification de l’action. À cet égard, il faudrait compléter l’approche qualitative de notre recherche par des études quantitatives afin de construire un échantillon représentatif, et de connaître ainsi la tendance générale des significations de la pratique du soccer amateur à Montréal en lien avec la représentation sociale qu’on se fait de l’impact de la pratique sur l’intégration. Du même coup, il serait convenable de se demander s’il existe une différence de comportement entre les hommes et les femmes associée par exemple aux divisions de genre comme un fait consubstantiel à la soumission : est-ce que le soccer mixte canalise, à l’insu des participants, un système de montage corporel débiteur de la gymnastique de la domination masculine qui se manifeste partout traditionnellement en tant qu’enjeu politique de la conception sociale du corps? Quels sont les fondements symboliques des rapports sociaux de sexe dans la ligue? Est-ce que des inégalités structurelles se reproduisent subtilement dans la communauté de participants? Il est aussi possible d’utiliser l’analyse des réseaux pour identifier les noeuds, et déterminer quantitativement la taille du réseau d’un individu ainsi que les liens et les degrés de densité et de cohésion qui donnent forme à une structure susceptible d’être soumise à l’analyse pour dégager l’influence ou non de celle-ci sur le comportement individuel, et ce, selon le contexte. Par cette démarche, on pourrait enfin envisager la généralisation des résultats. Le soccer est à notre sens, et à la lumière de notre analyse, un moyen d’intégration sociale, mais nous ne sommes pas en mesure de déterminer s’il l’est au même titre que l’école ou le travail. Cependant, en ce qui a trait à la signification de la pratique chez nos répondants, notre travail nous permet de soutenir que, le soccer étant passion, il fonctionne comme vecteur de matérialisation du « bien-être », et d’articulation de l’« identité sociale » qu’on actualise par corps au sein d’une société dite multiethnique. Ces manifestations concourent à donner forme à l’attitude nécessaire au vivre ensemble, celle d’un individu prudent, juste, actif, respectueux, responsable, l’individu faisant état de la réverbération du social qui agit sur lui par son esprit coopératif et solidaire, son sentiment d’appartenance, etc., et plus généralement, par l’esprit de corps qui marque le rythme de l’actualisation d’une identité socialement construite en vertu de laquelle l’habitus s’exprime dans ce travail individuel d’intériorisation de l’extériorisation qui explique l’autonomie du sujet. La force de l’habitus en contexte migratoire réside en dernière instance sur sa capacité d’invention comme manière de s’adapter à un univers social donné (le sous-champ sportif amateur, l’école, une communauté multiethnique, etc.), et non sur la vertu qu’on lui reconnaît normalement, faisant de l’habitus la clé de voûte de la reproduction sociale. L’habitus rend ainsi nécessairement compte de la malléabilité de l’esprit et du corps, difficile à saisir du fait que l’immigrant se trouve inséré dans la logique de l’évidence, dans un contexte social et culturel différent de celui de son pays d’origine. Cette trajectoire se dessine sous le coup du mimétisme auquel l’immigrant est confronté comme une manière de conjuguer son passé aux exigences sociales du présent pour s’adapter à la société d’accueil, c’est-à-dire par la transformation conditionnelle de son habitus, l’apprentissage étant le vecteur de modulation du décalage entre les espérances individuelles et les enjeux de l’intégration. À cet effet, la pratique sportive constitue pour l’immigrant une manière d’actualiser ses aspirations vis-à-vis d’une intégration plus harmonieuse, ce qui prend la forme d’un « équilibre dynamique » consubstantiel à la réalisation de soi par la force de l’apprentissage progressif de l’autonomie comme condition ultime de la transmutation sélective et durable du corps. Force est de conclure que cela s’impose comme un processus de « conversion » nécessaire à l’incorporation des structures objectives de l’espace social dans lequel on s’insère. L’activité sportive en tant qu’espace d’encadrement favorise ce processus, et agit par ce fait même comme une véritable instigatrice d’un travail personnel, celui d’une formation morale informée par les valeurs de la société d’accueil. Sur la base de l’analyse exposée précédemment, nous pensons avoir contribué à l’avancement des connaissances dans le domaine de l’intégration sociale des minorités sous l’angle des sports et de la théorie de la pratique. Nous avons ainsi poussé la réflexion sur l’habitus pour interroger la manière dont s’engendre le sens pratique au sein d’un jeu de relations objectives formelles et informelles, non réductibles aux programmes et modèles pédagogiques du système scolaire. On l’a vu, c’est par l’expérience du monde, en fonction de sa trajectoire sociale, que l’individu acquiert les compétences requises pour participer à ce sous-champ que constitue le soccer amateur, sous le signe de l’apprentissage par corps qui donne forme et sens à toute expérience. C’est par l’analyse de l’acte sportif que nous avons élaboré une sociologie de la connaissance pratique pour enfin faire l’esquisse du sens pratique en acte dans ce microcosme social que nous concevons, à l’aide des notions que nous employons, comme une figure de la société. Enrichir la perspective théorique bourdieusienne à propos de l’intégration et du sport vise une meilleure compréhension du processus par lequel le sport permet à la société de prendre corps. En bref, le travail de théorisation développé ici constitue une manière d’appréhender l’histoire individuelle de ces sujets immigrants ayant le même goût pour le soccer, et contribue par là à étoffer la cohésion sociale au gré d’une histoire collective en tant qu’intériorisation de l’extériorisation. Pour cela, nous souhaitons conclure notre thèse en présentant l’une de nos notes de terrain qui nous semble très révélatrice de l’intégration sociale à l’oeuvre dans une pratique sportive, le soccer, mais pouvant plus largement éclairer l’espace social que représente une ville comme Montréal, voire la société québécoise : Je suis au milieu du tournoi d’été. Je suis à l’extérieur sur le terrain de jeu. Il pleut beaucoup ce soir. C’est la première fois que cela m’arrive depuis que j’ai commencé mon travail d’observation. Dans un premier temps, je ne savais pas comment allaient se dérouler les parties. Puis, les parties se sont finalement déroulées sous l’effet de ces mauvaises conditions climatiques. Là, j’ai peu à peu commencé à percevoir dans les gestes des joueurs l’abnégation qui traduit leur passion soccer. Ainsi, la sueur s’amalgame à la pluie sous les traits d’une cadence rythmique agréable. L’esthétique du jeu confère à cette construction cognitive du geste une érudition maîtrisée par corps, et objectivée par l’adresse (tout se construit sur-le-champ). La solidarité des corps prend tout son sens par l’entraide qui renvoie à cette coopération instantanée qui est à mon sens possible par la concertation des habitus isomorphes observable dans le « style de jeu » plus ou moins similaire des joueurs d’une même équipe. Cela se manifeste, on le voit, par les émotions qui impulsent la corporéité des pratiquants en concourant à donner à la pratique un visage humain (on crie ou on lève les bras pour demander la balle, on regrette une mauvaise passe, on se serre dans les bras quand on gagne, on se met en colère quand on perd, on se serre la main quand on reconnaît l’ordre symbolique de la ligue, etc.). Tout à coup, le ballon est sorti du terrain de jeu par la force d’un coup qui l’oriente dans ce cas hors du terrain, en suivant sa trajectoire par les airs, pour finalement tomber en arrière du but juste devant moi. Ému par la situation, la solidarité s’est rapidement installée dès que j’ai décidé de taper du pied dans le ballon en direction du joueur qui venait rapidement pour le récupérer. Comme ça, je pense que je lui ai épargné un peu de travail. Il m’a regardé et il m’a dit « gracias », c’est-à-dire « merci » en espagnol. Ensuite, je lui ai répondu « de nada » (« de rien »). Il est retourné sur le terrain et la partie a repris. Mais je trouve cette situation très significative, car nous n’avions jusqu’alors jamais échangé même un mot. À mon avis, et à la lumière de l’évidence, la situation est construite par l’habitus en tant que système de schèmes structurant et structuré qui donne ici forme aux rapports ethniques découlant d’une représentation sociale construite par la société montréalaise, et qui agit sur les individus en présence, mais sous les traits de la politesse et de la camaraderie entendues, au sens de la ligue, comme la bonne manière. À l’égard de ce garçon qui était à mes yeux visiblement Péruvien, avec qui je venais d’interagir en tant que sujet péruvien, je me suis dit : En étant compris par lui, je l’ai compris. Par la situation, là j’ai tout compris…! (Notes de terrain, Laval, le 28 juin 2013).
lire la thèse complète lien:
https://papyrus.bib.umontreal.ca/.../Murrugarra%20Cerna_Juan%20Carlos
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